Observations sur la fête américaine Thanksgiving

Observations sur la fête américaine Thanksgiving

En 1952, l’humoriste américain Art Buchwald, alors jeune correspondant à Paris, avait voulu expliquer à nos compatriotes ce qu’est la fête de Thanksgiving. Son article « Le Grande Thanksgiving »[1] eu tellement de succès que chaque année, jusqu’à sa mort en 2007, son article était republié lors de Thanksgiving. Buchwald écrivait que  Thanksgiving Day était connu en France sous le nom de « Jour de Merci Donnant » !

Le mot « merci » a-t-il le même sens que le mot « thank » dans Thanksgiving ? L’étymologie met en relief une différence intéressante. Le mot « merci » vient du latin mercedem, accusatif de merces,-edis = prix payé pour une marchandise (merx, mercis d’où Mercure, mercuriales et mercredi) puis « salaire, gages » et au figuré « récompense ou punition »[2].Selon Ernout et Meillet le nom « merx » est « sans étymologie connue ».A la basse époque le sens de mercedem  a évolué pour signifier « grâce, faveur que l’on accorde à quelqu’un en l’épargnant ». Chez les auteurs chrétiens le mot est « employé au sens de « bienveuillance, pitié, grâce (céleste) et concrètement pour « œuvre pieuse, donation » »[3].

En français, le mot  merci apparait la première fois au 14eme vers du Cantilène de Sainte Eulalie vers 880 : « Qued auuisset  de nos Christus mercit « = « et que le Christ nous prenne en pitié » [4].Le sens de « grâce, miséricorde, pitié »  se retrouve dans de nombreuses expressions comme  demander merci, crier merci, être à la merci de. Selon Baumgartner et Ménard[5] en ancien français (900-1340) le sens de « grâce, pitié » est le sens habituel de merci. Dès le XIIIème siècle  les expressions « sanz merci »(=   sans pitié  ) et « recevoir aucun a merci » (= gracier quelqu’un) en témoignent. En moyen français (1330-1500) le sens reste celui de « récompense, faveur,  pitié, grâce » ainsi qu’on peut le noter dans La Ballade des pendus de Francois Villon :

« Frères humains qui après nous vivez
N’ayez les cueurs contre nous endurciz,
Car, si pitié de nous pouvres avez,
Dieu en aura plustost de vous merciz. »[6]

Le mot « merciz » est ici utilisé dans le sens de « miséricorde » qui est à rapprocher  de l’anglais « mercy » =miséricorde, pitié.

En français moderne le sens retenu par l’Académie française est : «  Miséricorde, bon vouloir par lequel on épargne quelqu’un…. Pour exprimer sa reconnaissance, pour rendre grâce »[7].

Ainsi, le mot « merci » sous-entend  une relation verticale reposant sur un lien de dépendance entre le dispensateur de la grâce, de la pitié ou du bon vouloir  et celui qui en bénéficie. L’expression par le mot « merci » d’un sentiment de gratitude, avérée dès le XIIème siècle, provient du fait que la gratitude est la conséquence de la grâce reçue[8].

Toute autre est l’étymologie du verbe « to thank ».Ce verbe apparait dès 1175 sous la forme  thanken lui-même dérivé de thancian en vieil anglais[9]comme on le retrouve dans Beowulf[10] en 725.Signifiant «  pensée, bonne volonté, gratitude » ,il provient du proto-germanique *thangk-,*thengk[11]  d’où sont issus les verbes « danken » et « denken » en allemand moderne.Cette racine proto-germanique   a également produit le verbe anglais « to think ».Au XIIème siècle, le mot « thank » signifiait « penser ».La racine indo-européenne tong- signifie « penser, ressentir , apparaitre à quelqun»[12]. Cette racine a la connotation de « réfléchi, attentionné, de bonne volonté ».D’elle est issu le verbe latin tongere=savoir. Graduellement, de « penser, penser à » le sens a évolué vers « penser favorablement, avec bonne volonté » pour ensuite exprimer la gratitude.

L’étymologie de « thank/think » ne montre donc que ce mot ne sous-entend aucune relation verticale de dépendance entre deux personnes, entre la nature et l’homme ou entre la Divinité et l’homme. Au contraire, il est le reflet de ce que le locuteur plein de bonne volonté pense d’autrui.

Dans cette optique, le lecteur pourra donc apprécier à sa juste valeur ce qui a motivé la proclamation première fête de Thanksgiving  par George Washington en 1789. Après la laborieuse rédaction de la constitution  américaine en 1787, sa ratification exigeait son approbation par les assemblées constituantes de neuf des treize Etats. Comme l’opinion publique de certains Etats dont New York, le Massachussetts et la Virginie était contre la ratification au motif que la Constitution ne garantissait pas suffisamment les libertés individuelles, James Madison a proposé au premier Congrès américain un certain nombre d’amendements[13].Parmi ces amendements ,le premier comporte les clauses dites d’établissement et de libre expression :  « Le Congrès ne fera aucune loi pour conférer un statut institutionnel à une religion, (aucune loi) qui interdise le libre exercice d’une religion  ».

Lorsque le texte du premier amendement a été approuvé par le Congrès le 25 septembre 1789, Elias Boudinot[14], représentant du New Jersey, a proposé et le Congrès l’a accepté, que le Président Washington « recommande au peuple américain que soit observée une journée de remerciements et de prières »[15].Le 3 octobre 1789, George Washington faisait sa célèbre proclamation [16], Thanksgiving Day Proclamation dans laquelle il déclarait que la journée du jeudi 26 novembre 1789 serait consacrée au remerciement de la Divinité par le peuple américain pour la Constitution , le nouveau gouvernement fédéral et pour « les libertés civiles et religieuses dont nous jouissons ». Le premier amendement comme le texte de la proclamation est le reflet d’une grande tolérance religieuse[17]. Il est remarquable qu’Elias Boudinot, homme très dévot qui fut par après le fondateur de l’American Bible Society, ait voulu ainsi montrer son attachement à la tolérance religieuse[18].

C’est ainsi que l’on peut considérer que la première fête officielle du premier gouvernement américain mérite étymologiquement le nom de Thanksgiving.


[2] Ernout et Meillet Dictionnaire étymologique de la langue latine “Ernout& Meillet”

[3] Robert Dictionnaire historique de la langue française

[5] Dictionnaire étymologique et historique de la langue française

[6] Publiée vers 1489 après sa pendaison. Le texte  provient de http://www.gutenberg.org/files/12246/12246-h/12246-h.htm .p.101

[7] Dictionnaire 9ème éd.

[8] Le mot grâce vient du latin gratia=reconnaissance, faveur. Le mot latin vient de l’adjectif gratus=accueilli avec faveur: Robert précité.

[9] Le vieil anglais ou anglo-saxon est la langue parlée du IIIème s. à la conquête normande en 1066.

[10] Chambers Dictionary of Etymology

[11] John Ayto Dictionary of Word Origins.

[12] C. Watkins American Heritage Dictionary of Indo-European Roots, Pokorny Indogermanisches etymologisches Wörterbuch p.1088; J.T. Shipley The Origins of English Words: A Discursive Dictionary of Indo-European Roots.

[13] Dix ont été adoptés et constituent le Bill of Rights (Déclaration des droits).

[14] Ancien president du Continental Congress ce Huguenot était issu d’une famille originaire d’Aunis en Saintonge.

[15] Annals of Congress 1789 1:949

[17] Cf.la discussion de cette proclamation et de son contexte par Rehnquist J. dans l’arrêt de la Cour Suprème Wallace c.Jaffree 472 U.S. 38 (1985) aux pp.91-108

[18] Il est vraisemblable que les souvenirs familiaux de la Révocation de l’Edit de Nantes aient joué un rôle dans sa philosophie.

Étoupe, stop, perdrix à l’étouffée et étoffes

Quel lien peut exister entre ces mots en apparence aussi disparates? C’est en examinant la descendance d’une vieille racine proto-indo-européenne, datant de quelque 4 000 ou 5 000 ans, que nous pourrons, au gré des migrations  des peuplades dans le temps et dans l’espace et des emprunts d’une langue à l’autre, comprendre comment d’un ancêtre commun sont issus des cousins dont la parenté est maintenant difficile à déceler.

C’est en 1792  , alors que la France révolutionnaire se battait contre l’Europe et que Rouget de l’Isle composait La  Marseillaise, que les marins français empruntent à l’anglais le mot stop pour signifier arrêt[1].Pour les lecteurs suffisamment jeunes pour se souvenir des messages télégraphiques et des stops qui marquaient la fin de chaque phrase ( « arriverai train 18h43 stop attendrai au Train Bleue stop Bisous stop ») notons que l’origine est l’expression full stop = »fin de phrase, point » utilisée en Angleterre depuis la fin du XVIème siècle.

Le vieil anglais, issu du germanique occidental, comme l’est l’ancien haut allemand[2], avait un mot apparenté forstoppian=boucher, fermer[3] qui s’est transformé en stoppian puis en stop en anglais moderne.

Les tribus germaniques aux frontières de l’empire romain, faisaient grand  usage  des bouchons en étoupe, particulièrement le long du Rhin. C’est ainsi que le francique stopfôn signifiait « mettre, fourrer, enfoncer dans  » avec le même sens que l’ancien haut allemand stopfôn .

Ces peuplades ont repris en le germanisant le verbe stuppare= »boucher, calfater » que le latin vulgaire avait formé sur le nom stuppa = bouchon[4] en latin vulgaire. Le mot anglais stopper signifie encore aujourd’hui « quelque chose qui sert obturer, à boucher« .

Le mot stuppa signifiait « étoupe » en latin classique. Le sens de la langue classique est resté en ancien français (estupe=étoupe).Aujourd’hui, outre son sens traditionnel, le mot étoupe se retrouve dans l’expression un peu vieillie mettre le feu aux étoupes = « exciter à des sentiments violents, à faire l’amour » comme l’a utilisé Lesage: « Cette fausse dévote, vrai suppôt de Satan, mit le feu aux étoupes en parlant sans cesse à la dame de l’amour et de la persévérance des Génois [5]« .

Le mot stuppa vient  du grec στππη( stuppé )=étoupe, partie la plus grossière de la filasse du chanvre ou du lin[6].Le mot grec a pour origine la racine indo-européenne (s)teue=boucher, condenser[7] que certains orthographient steu̯ǝ- signifiant “devenir dense , serré, étroit[8].

 

La descendance germanique de stuppa/stuppare et en particulier du francique stopfôn (= « mettre, fourrer, enfoncer dans  » ) nous a ensuite donné le mot estofer en ancien français, vers 1190, dont le sens est devenu « remplir, rembourrer, garnir , approvisionner » d’où ce qui sert à garnir =une étoffe [9].Par le biais du hollandais stoppen =fourrer, mettre, repriser ,nous est venu le sens du verbe stopper =réparer une étoffe déchirée ou trouée et le verbe restauper =racommoder à l’aiguille les trous d’une toile utilisé en Flandre dès 1730 [10].

La descendance romane du verbe stuppare du latin vulgaire nous a donné estoper en ancien français = »1.boucher avec de l’étoupe, calfater 2.arrêter faire cesser. 3. fermer la bouche à quelqu’un. 4. plier le corps en deux et 5.jouir d’une femme« [11].On imagine aisément pourquoi dans l’esprit des gens du haut moyen-âge la progression est naturelle entre le  3ème sens et le  5ème sens!

Influencé par son cousin germanique, estofer, le verbe estoper prends dès le XIIIème siècle le sens d’étouffer =asphyxier d’où au XVème siècle l’expression étouffer son ennemi=le tuer. Progressivement, son  sens évolue: au figuré, le sens « d’empêcher un sentiment ou une parole » est relevé  mi-XVIème siècle[12], le sens de « cacher, supprimer, faire disparaître » comme dans l’expression étouffer une affaire apparaît dans la 1ère édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694), puis c’est au milieu du XVIIIème siècle qu’apparaît le sens culinaire de « cuire en vase clos » attesté pour la première fois dans la 7ème édition du Dictionnaire de l’Académie française (1835).

Si aujourd’hui estouffade et à l’étouffée sont en cuisine synonymes, il ne faut pas conclure de la similitude des mots qu’ils ont la même racine! En effet, estouffade ne vient pas de stuppa/ stuppare mais de l’italien stofata =cuisson à la vapeur, mot venant de stufa= fourneau, du latin vulgaire extufare du grec tuphein=fumer, remplir de fumée[13]!

Pour nous remettre des fatigues de ce périple linguistique serait-ce pousser le bouchon trop loin que de souhaiter étouffer une bonne bouteille[14] en bonne compagnie!


[1] Alain Rey Le Robert Dictionnaire historique de la langue française(1992) (Rey).

[2] Orrin W. Robinson Old English and its Closest Relatives, a Survey of the Earliest Germanic Languages p.12 (1992)

[3] J.R. Clarke, A Concise Anglo-Saxon Dictionary p.132 (4ème éd.1960). A noter qu’en vieux frison stoppia =boucher, comme stoppen en hollandais moderne: Chambers A Dictionary of Etymology R.K. Barnhart éd.(1988) p.1071.

[4] Ernout et Meillet Dictionnaire étymologique de la langue latine (4ème éd.1959, réimpr. 2001)

[5] Histoire de Guzman d’Alfarache I,3

[6] Leo Meyer Handbuch der griechischen Etymologie v.4 p.171-172 (1902) .

[7] Joseph T.Shipley The Origin of English words :A Discursive Dictionary of Indo-European Roots (1984).

[8] Selon A Proto-Indo-European Language Lexicon, and an Etymological Dictionary of Early Indo-European Languages,http://dnghu.org/indoeuropean.html ,une banque de données établie à partir de J. Pokorny “Indogermanisches Etymologisches Wörterbuch”, corrigé par George Starostin (Moscow), A. Lubotsky, la racine/lemma steu̯ǝ- signifie “devenir dense , serré, étroit” et est bien l’origine du mot grec στύππη `étoupe’ dont  provient le mot latin “stuppa” .

[9] A.J.Greimas Dictionnaire de l’ancien français (2001) sub nom. »estofer » et J. Picoche Dictionnaire étymologique du français (1992) sub nom. « étoupe »

[10] Tlf. Sub nom. « restauper »

[11] Greimas op. cit. sub nom. « estoper ».

[12] Trésor de la langue française (Tlf) sub nom. »étouffer »

[13] D’où aussi le mot « étuve »: Rey op.cit. et Tlf. sub nom. « estouffade »

[14] = boire en entier: Rey op.cit.